Intelligence artificielle et les Émirats Arabes Unis : ambition, innovation et régulation

L’intelligence artificielle (IA) est actuellement en train de transformer les activités des secteurs public et privé, et la région du Moyen-Orient n’est pas sans reste. Celle-ci s’affirme de plus en plus comme un pôle d’innovation dans ce domaine, notamment grâce à la fédération des Émirats Arabes Unis (EAU).

L’ambition avouée de cette dernière est de passer d’une économie très centrée sur le pétrole à une économie plus variée dont une grande partie sera allouée aux nouvelles technologies. Les Emirats ont à cet égard affirmé un objectif clair, faire basculer 20% de leur économie à horizon 2031 sur des activités technologiques. Cette transition numérique ne s’opèrera qu’à l’aide de grands moyens.

Pour être à la hauteur de ses ambitions, la fédération dispose d’une approche bien à elle que l’on va tenter de décrypter. 

L’écosystème national de l’IA en plein essor

L’écosystème national de l’IA en plein essor aux EAU est le résultat d’une planification et d’une exécution stratégiques remarquables. En effet, dès 2017, les EAU ont pris une longueur d’avance en devenant le premier État au monde à créer un ministère spécialement dédié à l’IA. Cette initiative pionnière a été suivie du lancement de la stratégie nationale en matière d’IA à horizon 2031 par le gouvernement fédéral émirien.

Cette stratégie se décline en un triptyque intéressant qui est le suivant :
construire un écosystème solide disposant de ressources humaines et matérielles ;
développer des activités en matière d’IA notamment au sein du secteur public ;
promouvoir un leadership fort via une réputation selon laquelle les Emirats seraient une destination propice pour l’IA.

A travers cette stratégie, les Emirats dépeignent un tableau honnête de la situation en listant leurs points forts mais aussi leurs axes d’amélioration. Si les Emirats souhaitent développer de manière dynamique la recherche et développement (R&D), ils indiquent avec beaucoup d’honnêteté être « un pays jeune qui n’a pas encore établi une solide tradition académique » pour fournir un pipeline de chercheurs de classe mondiale. Les Emirats devront donc avoir recours à d’autres moyens pour accéder aux talents en matière de recherche et développement en IA. A titre d’exemple, pour ce faire, ils ont déployé une véritable stratégie d’accueil et de fidélisation. En mars 2022, le gouvernement a mis en place une licence spécifique permettant aux entreprises du domaine la détenant de travailler au sein du Dubai International Financial Centre (DIFC) Innovation Hub qui est le plus grand regroupement de Fintechs de la région. Cette licence offre certaines commodités à leurs employés, notamment l’obtention de visas de longue durée (golden visa).

En parallèle, les Emirats ont commencé à développer leurs propres systèmes d’IA comme le monde l’a découvert il y a de cela quelques mois. En effet, la fédération a développé un modèle ayant créé la surprise et ayant fait l’unanimité à l’échelle internationale – Falcon LLM – qui est un modèle d’IA générative open source. Ce modèle a rapidement gagné en reconnaissance et en prestige, se positionnant en tête des classements sur la plateforme Hugging Face. Philipp Schmid, chercheur chez Hugging Face indiquera à ce sujet que « les EAU n’étaient pas bien connus précédemment pour entrainer des modèles. Mais maintenant, nous savons qu’ils sont capables d’entrainer, de documenter leur recherche et de publier le tout en open source, ce qui bénéficie à tous ».

Enfin, il y a quelques mois, le Conseil de recherche sur les technologies avancées (ATRC), a annoncé la création de MGX, une nouvelle société d’investissement technologique avec Mubadala et G42 comme partenaires fondateurs. La société investira dans des partenariats de premier plan aux Émirats et dans le monde, avec le potentiel d’atteindre 100 milliards de dollars d’actifs sous gestion. La stratégie d’investissement de MGX se concentrera sur trois domaines principaux : les infrastructures d’IA (centres de données et connectivité), les semi-conducteurs (conception et fabrication de cartes graphiques (GPU)) et les technologies et applications de base de l’IA (modèles d’IA, logiciels, données, sciences de la vie et robotique). A quelques semaines d’intervalle, Microsoft a investi 1,5 Md$ dans le capital de la société G42. Il s’agit d’un investissement stratégique qui, selon Microsoft, « renforcera la position des Émirats arabes unis en tant que centre mondial de l’IA ».

Une fédération impliquée dans les initiatives institutionnelles internationales

Si le gouvernement émirien invite régulièrement les CEO des plus grandes entreprises du secteur à parler d’IA – Satya Nadella de Microsoft, Jensen Huang de Nvidia, Sam Altman d’OpenAI, etc, il s’entretient tout aussi régulièrement sur le sujet avec les divers acteurs institutionnels à l’échelle internationale. En effet, les Émirats arabes unis ont pris des mesures concrètes pour s’inscrire dans le paysage mondial de la gouvernance et de la régulation en matière d’IA en adhérant aux standards internationaux et en participant aux rencontres et discussions en la matière depuis déjà plusieurs années.
En mars 2018, le président Macron, lors du lancement de la stratégie française en matière d’IA, a annoncé vouloir créer un « GIEC de l’intelligence artificielle » – en référence au Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. Les Emirats ont exprimé le souhait de travailler avec la France et d’autres gouvernements pour créer les bases d’un tel organisme. Le 22 mai 2024, le Conseil de l’IA et des technologies avancées d’Abu Dhabi (AIATC) et le ministère français de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique ont conjointement signé un protocole d’accord sur l’IA. Cet accord vise à développer les écosystèmes d’intelligence artificielle des deux pays à travers une combinaison de programmes d’investissement et de collaborations qui favoriseraient le développement et déploiement de l’IA de manière responsable.

En novembre 2021, c’est aux côtés des Etats membres de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) que les EAU adoptent le tout premier cadre éthique mondial pour l’utilisation de l’IA. Un an plus tard, en 2022, les Emirats participent activement à l’élaboration du Framework de l’Organisation de Coopération et de Développement Economique (OCDE) pour classifier les systèmes d’IA , qui est aujourd’hui un document de référence en la matière, et qui a grandement inspiré les travaux de la Commission européenne concernant l’AI Act.

En novembre 2023, les Émirats étaient présents à l’AI Summit organisé par l’Angleterre, ils y ont signé la Déclaration de Bletchley aux côtés de 27 autres pays. Cette déclaration qui assoit une coopération internationale en matière d’IA promeut le développement de systèmes d’IA transparents qui respecteront notamment les droits humains, la diversité et la protection de la vie privée. Elle prévoit également l’interdiction de développer des systèmes d’IA destinés à de la surveillance, de la discrimination ou une quelconque manipulation.

Enfin, en février 2024, le gouvernement a franchi une étape supplémentaire en signant un accord avec le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) pour renforcer la recherche et le développement en IA dans la région arabe.

Participer à ce type de rencontres et prendre part à ce type d’engagements permet aux EAU de nouer des partenariats stratégiques, de discuter des défis et des opportunités, de partager les meilleures pratiques, et de s’inscrire dans un mouvement d’harmonisation en matière de gouvernance et de régulation de l’IA.

L’approche pédagogique du gouvernement fédéral émirien

On ne connait une société qu’à sa manière d’appréhender les grands défis qui se présentent à elle. Parmi ses réponses les plus significatives figure la manière dont elle décidera de réguler. Dans plusieurs de nos sociétés occidentales, « réguler » est souvent le synonyme de « légiférer », cadrer par la loi, un texte ayant force probante et coercitive. Mais « réguler » signifie avant tout « assurer le fonctionnement correct, le rythme régulier d’un mécanisme, le développement d’un processus ». Il est possible de réguler via l’outil ferme qu’est la loi, le texte, comme il est possible de réguler via des outils plus souples tels que des recommandations ayant pour objet de modifier ou d’orienter les comportements de leurs destinataires en suscitant leur adhésion par exemple.

En matière d’IA, le gouvernement émirien n’a pas encore promulgué de règlementation. Ce dernier a néanmoins publié énormément de documentation à ce sujet : des lignes directrices pour l’adoption de l’IA au sein des services du gouvernement, un guide en matière d’IA à usage général, une liste de 100 cas d’usage en matière d’IA à usage général dans les media, un guide en matière d’éthique de l’IA, etc. De plus, l’Emirat de Dubaï a publié en accès libre un outil d’auto-analyse en matière d’éthique de l’IA qui semble simple d’utilisation et efficace pour donner aux entreprises ou aux organismes publics de quoi faire une première analyse en matière de risques et d’impacts que peuvent impliquer le développement et le déploiement de leurs systèmes.

A travers ces publications, le gouvernement émirien rappelle sa volonté de vouloir une règlementation « appropriée ». Est-ce que le gouvernement va règlementer via des textes ayant force contraignante ou considère-t-il ces ressources comme du droit souple (soft law) suffisant ? Si ces publications n’ont certes pas de force contraignante juridiquement, elles sont des documents de référence précieux pour accompagner les entreprises dans le développement et déploiement de leurs systèmes d’IA. Le droit souple, qui est plus flexible, peut venir dans un premier temps en amont anticiper l’élaboration de règles de droit dur et coercitives. L’avenir nous dira si le gouvernement souhaite légiférer à proprement parler sur je sujet. Pour l’heure, il est assez clair qu’en matière d’encadrement de l’IA, le gouvernement des EAU adopte une approche qui se veut davantage pédagogique.

Des institutions produisant des normes volontaires

Les EAU sont dotés d’un système juridique unique où le droit canonique musulman, le droit français et la Common law anglo-saxonne se mêlent et prévalent en fonction des matières traitées au niveau fédéral et au niveau des Etats fédérés. A ce carrefour des mondes, il n’est pas aisé de naviguer dans le paysage juridique tant les sources sont nombreuses et hétéroclites. Outre cette mixture entre plusieurs droits, le pouvoir coercitif est distribué d’une manière différente de ce que l’on peut connaitre en Europe. Ce contexte singulier a donné naissance à certaines spécificités en matière de régulation.

Ainsi, aux Emirats arabes unis, il existe des juridictions internationales et autonomes qui fonctionnent avec leurs propres réglementation, lois et tribunaux distincts du pays. Et si, pour l’heure, aucune loi relative à la régulation de l’IA n’a été promulguée par le gouvernement émirien, certaines de ces entités autonomes se sont chargées du sujet. C’est ainsi que des normes à destination des entreprises et des organismes publics développant, déployant et utilisant l’IA, qui sont finalement assez proches, dans l’esprit, de ce que nos sociétés occidentales souhaitent adopter, ont vu le jour.

Pour notre étude, prenons l’exemple du Dubaï International Financial Centre (DIFC). Ce centre financier dispose de plusieurs pouvoirs notamment au sein du secteur bancaire et financier qu’elle administre. Depuis sa création en 2004, + 4300 entités membres y sont enregistrées et l’institution a élaboré 30 lois couvrant divers aspects allant de la propriété intellectuelle au droit du travail. Une loi sur la protection des données personnelles a également été promulguée en 2020 . Fait intéressant, cette loi prévoit un cadre pour les traitements des données personnelles opérés via des systèmes technologiques autonomes et semi-autonomes.

A noter que ce texte a notamment été soumis à consultation publique afin que des experts de l’industrie, des chercheurs, des organisations de la société civile et d’autres parties prenantes puissent faire des commentaires et que celui-ci soit adapté en conséquence. Cette approche permet de garantir que le texte soit équilibré et adapté aux défis rencontrés par les acteurs directement sur le terrain.

Enfin, bien qu’il s’agisse d’une norme volontaire auquel les acteurs choisissent ou pas d’adhérer, cette loi à une portée plus large qu’elle n’y parait. En effet, la loi sur la protection des données de 2020 qui contient depuis peu des dispositions en matière de système d’IA s’applique aux entités membres de DIFC, ainsi qu’à celles qui traitent des données personnelles dans cette zone dans le cadre de relations contractuelles stables, même si elles ne sont pas elles-mêmes membres du DIFC. En d’autres termes, cela signifie que la loi couvre à la fois les entités internes et externes au DIFC qui sont impliquées, de près ou de loin, dans le traitement de données personnelles au sein de cette juridiction.

L’exemple du DIFC et son cadre règlementaire cohérant avec les standards internationaux

A la lecture du texte, l’effort d’harmonisation avec les standards internationaux qui a été réalisé est marquant. A titre d’exemple, les définitions d’un système autonome et semi-autonome ont été adaptées aux travaux de l’OCDE et au règlement sur l’IA de la Commission européenne (AI Act), les définitions d’opérateurs et de déployeurs de systèmes ont été adaptés à l’AI Act mais aussi au Managment Measures for Generative AI Services de Chine.

De plus, le texte exige des opérateurs et déployeurs de tels systèmes de notifier aux personnes concernées plusieurs informations dont la certification de conformité. Parmi les certifications reconnues par le DIFC, figurent celles de l’OCDE, l’UNESCO ou encore le National Institute of Standards and Technology (NIST).

A noter que le ministère de l’IA est en train de développer une certification sous le nom de « UAE AI Seal ». Cette certification aurait pour objectif de vérifier que les systèmes d’IA développés et déployés sont sûrs et efficaces. Elle se composera de 4 niveaux d’approbation : secteur public, secteur privé, institutionnel et produit. Au regard de cette classification, nous pouvons en déduire notamment qu’un produit mais aussi un organisme peut recevoir cette certification. Il y a peu d’information concernant la méthodologie de certification qui sera employée, le gouvernement indique que cette dernière sera basée sur les standards mondiaux en matière d’éthique et de robustesse notamment. Ce projet de certification sera très certainement ajouté à cette liste qui sera amendée dans le temps par le Commissaire en charge de l’application de la loi.
Le texte souligne également l’importance de respecter les considérations éthiques en la matière, il prévoit notamment que de tels systèmes traitant des données à caractère personnel doivent être conçus de telle sorte à respecter les normes en matière d’équité, de transparence, de sécurité et de responsabilité.

Par ailleurs, il définit des exigences spécifiques pour les systèmes impliqués dans des « activités de traitement à haut risque ». En effet, il est indiqué que ces systèmes doivent se conformer à des exigences supplémentaires d’audit et de certification établies par le Commissaire en charge du sujet. En matière de régulation de l’IA, nous le constatons, si l’approche par les risques est donc commune à plusieurs régions du monde, reste tout de même à savoir ce que le Commissaire mettra derrière cette appellation d’activité de traitement à haut risque.

Fait intéressant, le texte prévoit que les déployeurs ou opérateurs de tels systèmes doivent nommer un Officier des Systèmes Autonomes (OSA) avec des responsabilités similaires à celles d’un Délégué à la Protection des Données (DPO) en vertu de la réglementation. A noter que cette fonction n’existe pas dans la règlementation européenne pour l’heure mais elle parait tout à fait appropriée au regard de la matière et de la nécessité de désigner une personne a minima en charge de s’assurer de la conformité de tels systèmes au sein d’une entité.

Enfin, le DIFC se laissera le droit de surveiller les traitements qui seront opérés. En effet, le texte oblige les déployeurs et les opérateurs de tels systèmes à tenir à la portée du Commissaire en charge de la régulation toute information démontrant la conformité des systèmes à la règlementation.

Conclusion

Les Emirats offrent des enseignements précieux en matière d’engagements économiques, technologiques et institutionnels susceptibles d’inspirer d’autres nations. Alors que la matière pose encore de nombreuses questions en raison de sa mouvance constante, de la technicité qu’elle impose, des concepts sociétaux et juridiques qu’elle bouscule, les Émirats ont choisi, pour l’heure, d’adopter une approche qui fait de la fédération un lieu incontournable pour le développement et le déploiement des systèmes d’IA. En février dernier, Sam Altman ira même jusqu’à déclarer que les EAU pourraient servir de « bac à sable réglementaire » mondial afin de tester les technologies d’IA. Dans ce domaine, nous le savons, le temps technologique est précieux, et en aucun cas il ne se laissera ralentir par le temps de la mise en conformité. Les mécanismes d’interopérabilité prévue en termes de reconnaissance des certifications de conformité étrangères notamment permettront aux institutions émiriennes et aux entreprises de voir leur processus de mise en conformité considérablement fluidifié. L’attitude se veut pragmatique face aux objectifs ambitieux que les EAU se sont fixés pour 2031. Combinée à leur capacité à mobiliser rapidement des ressources considérables, les EAU bénéficient aujourd’hui, indéniablement, d’une place de choix dans la course à IA.