Kenya : vers une santé numérique régulée, éthique et soutenable pour l’Afrique ? Leçons de la Loi « Digital Health Bill 2023 »

Une loi sur la santé numérique, « The Digital Health Act » a été votée par le parlement du Kenya le 08 Septembre 2023, après une présentation initiale en date du 20 juillet 2023. Cette loi représente une initiative majeure visant à réglementer l’utilisation des technologies numériques dans le secteur de la santé. Il s’agit sans aucun doute du premier cadre réglementaire complet pour optimiser l’intégration des technologies de l’information et de la communication (TIC) au domaine de la santé. L’objectif du présent travail est de prendre appui sur ce texte en vue de stimuler des discussions et des actions collaboratives pour exploiter pleinement le potentiel de la santé numérique en Afrique, en impulsant ainsi une transformation positive du secteur de la santé sur le continent. Toutefois, avant de présenter les aspects saillants de cette loi kényane et ses leçons en termes d’opportunités et de défis pour le continent africain, il semble nécessaire de tenter une clarification des termes autour du concept de « santé numérique ».

Bref aperçu du concept de « santé numérique »

Au fil des décennies, les termes comme informatique médicale, e-santé et m-santé ont émergé pour décrire l’utilisation des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans le domaine de la santé. La santé numérique, introduite par Seth Frank au début des années 2000 (Frank, 2000), s’est imposée actuellement en englobant ses concurrents. Corrélativement, elle s’est élargie pour inclure divers domaines tels que les omiques (e.g. génomique, métabolomique), l’Intelligence Artificielle (IA), la science des données, les dispositifs embarqués, les applications mobiles ou encore la télémédecine. Cette expansion qualifie la santé numérique au-delà de la simple utilisation des technologies numériques dans le domaine de la santé, la positionnant pour l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), comme « le domaine de connaissances et de pratiques associé à tout aspect de l’adoption des technologies numériques pour améliorer la santé, de leur conception à leur implémentation ». Cette définition est alignée avec la résolution WHO EB142/20 de 2017 et montre bien que la santé numérique englobe la e-santé, dont l’usage la confond encore avec la santé numérique (Safon, 2021).
La transition de la e-santé à la santé numérique met l’accent sur l’importance des consommateurs numériques, avec l’utilisation accrue d’appareils intelligents, d’équipements connectés, et d’autres concepts émergents tels que l’Internet des objets (ou Internet of Things en anglais :”IoT”), l’IA, le big data et la science des données. Cette perspective connecte la santé numérique aux applications pratiques et aux résultats mesurables, soulignant que les technologies numériques sont des moyens pour atteindre un objectif, à savoir l’amélioration de la santé. Dans notre analyse, nous adoptons la définition de Kairo et al. (2022) pour dissiper toute ambiguïté. Selon ses auteurs, la santé numérique englobe la gestion de la santé et la prévention des maladies, la promotion de la santé, la prédiction des risques, et le développement d’outils pour les professionnels de santé. Cela va au-delà des soins médicaux spécifiques, qui relèvent de la médecine numérique, une modalité particulière de la santé numérique.

« Digital Health Act, 2023 » du Kenya

La loi kényane a proposé des définitions claires et différenciées de la santé numérique et de la e-santé. Dans ce texte, la santé numérique est conçue comme « le domaine de connaissance et les pratiques associés au développement et à l’utilisation des technologies numériques en vue d’améliorer la santé » alors que la e-santé signifierait « l’usage combiné de la communication électronique et des technologies de l’information dans le secteur de la santé, incluant la télémédecine ». Au-delà des clarifications conceptuelles, le « Digital Health Bill 2023 » permet d’instituer l’Agence de la Santé numérique, chargée d’opérationnaliser les directives et dispositions de la loi, y compris dans la fourniture d’un cadre pour la prestation de services de santé numérique ; l’établissement d’un système d’information intégré et la protection des données de santé personnelles. La loi met également l’accent sur l’autonomisation des patients, l’innovation, l’interopérabilité et la confidentialité, et elle est conçue pour soutenir l’objectif du Kenya d’atteindre une couverture sanitaire universelle d’ici 2030 grâce à l’utilisation de la technologie numérique dans le domaine de la santé . En couvrant des domaines aussi larges et variés, cette loi établit un cadre réglementaire exhaustif pour le pays.

La « Digital Health Act » présente de nombreux avantages pour le secteur de la santé au Kenya, avec un impact potentiel au-delà des frontières nationales. Ces avantages comprennent en particulier les possibilités liées à : i) l’amélioration de l’accès aux soins de santé : La mise en œuvre des technologies numériques offre des possibilités d’améliorer l’accessibilité des soins de santé par la réduction des coûts, l’augmentation de la disponibilité des services, et la diminution des distances géographiques entre les patients et les prestataires. À titre d’exemple, le programme de télémédecine « e-Kamoyo » au Kenya a considérablement amélioré l’accessibilité des soins de santé pour les résidents des régions rurales ; ii) l’augmentation de la qualité des soins : Les technologies numériques ont le potentiel d’améliorer la qualité des soins de multiples manières, notamment en facilitant la communication entre les professionnels de santé, en renforçant la prise de décision clinique, et en optimisant la surveillance des patients. Le programme de suivi des patients « mTrac » au Kenya illustre la manière dont ces avancées contribuent à une meilleure qualité de soins, en particulier pour les personnes atteintes de maladies chroniques ; et iii) l’accroissement de l’efficacité du système de santé : Les avantages de la santé numérique s’étendent également à l’efficacité du système de santé, avec des applications telles que l’automatisation des tâches administratives, la collecte et l’analyse de données de santé, et l’amélioration de la coordination des soins. Le programme « eHealth Kenya » est un exemple concret de la manière dont ces technologies peuvent améliorer la coordination des soins en permettant le partage efficace des dossiers médicaux entre les prestataires de soins.

Défis potentiels de la santé numérique au Kenya et en Afrique subsaharienne

L’implémentation de la santé numérique soulève des préoccupations cruciales liées à la confidentialité des données. La collecte et l’utilisation de données de santé via les technologies de l’information nécessitent des mesures de protection adéquates. La loi propose des dispositions pour y remédier, telles que la création d’un registre d’organismes autorisés, l’obligation de mettre en place des mesures de sécurité, et la conformité aux lois sur la protection des données. Le Kenya, comme un nombre croissant de pays africains, dispose depuis 2019 d’une législation, la « Data Protection Act » visant la protection des données personnelles. La « Digital Health Act » doit pouvoir prendre appui également sur la précédente législation. A la limite, ces problématiques d’ordre technico-matériel et d’équité dans la distribution des services de santé numérique ne sont ni spécifiques au Kenya, ni spécifiques à l’Afrique. Au contraire, les pays africains peuvent faire de la quasi-inexistence de systèmes d’information pour la santé une opportunité unique pour anticiper les questions de standardisation, d’interopérabilité ou de mise à l’échelle de systèmes d’information résilients et efficaces, en tirant les meilleures leçons des initiatives déjà opérationnelles au niveau international.

En revanche, la « Digital Health Act » manque clairement, dans ses dispositions, de faire à la santé publique la place qu’elle mériterait ; l’emphase ayant encore une fois été mise sur les services de soins de santé (notés « services de santé ») dans un mode devenu classique et déséquilibré. Quand on prend conscience de l’importance des maladies chroniques non-transmissibles (impliquées dans plus de 2/3 des décès mondiaux) et du double fardeau de santé publique dont souffrent les pays africains, y compris le Kenya, il est urgent d’avoir une vision de santé publique et de l’inclure systématiquement au sein des développements technologiques contemporains. Il serait mal approprié aux pays africains d’avoir à limiter les efforts à la médecine numérique, qui devrait être incluse dans une stratégie de santé numérique, ne pouvant se résumer à sa seule dimension médicale.

Plus importantes encore sont les questions d’ordre non normatif que soulèverait l’implémentation des solutions de santé numérique au Kenya en particulier, et en Afrique subsaharienne en général. A l’heure où le panafricanisme se réactive, y compris dans l’espace africain d’expression française, pour proposer une vision tirée de l’expérience, autre que celle que l’Afrique a dû adopter jusqu’à présent, il est fort à parier que les infrastructures technologiques et/ou technico-matérielles ne sauront plus suffisantes pour satisfaire les exigences de développement endogène. Celles-ci sont en effet nourries par une jeunesse africaine de plus en plus éduquée. En substance, dans cette volonté de reconquête et de réappropriation des savoirs et pratiques ancestraux, y compris par le biais d’une reconnaissance progressive des médecines traditionnelles africaines et la prise en compte des pharmacopées locales, il est urgent que les développements technologiques au titre de la santé numérique puissent aussi s’appuyer non seulement sur les compétences et acteurs locaux, mais également sur les principes et une certaine métaphysique authentiquement africaine.

Dans le cas des solutions de santé numérique, il apparaît que le développement et l’implémentation de telles solutions soient instruites d’une éthique ancrée dans les représentations africaines. Concrètement, l’éthique occidentale, qu’elle soit d’inspiration kantienne ou utilitariste, fait primer l’individu sur la nature et la collectivité. Même si les métaphysiques à l’œuvre dans l’action en Afrique subsaharienne ne sont pas consignées dans des textes, la morale et les principes éthiques s’expriment et se racontent, dans une tradition orale, à travers contes ou proverbes : classiquement, la mutualité y prime sur l’individualité.
Toutefois, en raison de la pénétration historique des cultures et valeurs européennes et orientales en Afrique, il devient fondamental de considérer la complexité de la cohabitation ainsi que l’expression différente de valeurs morales et principes éthiques que chacun a pris pour habitude de considérer comme « universels ». Ainsi, dans en Afrique subsaharienne, le « Cogito ergo sum » (« je pense donc je suis ») cohabite avec, et fait même parfois place au « Sumus ergo sum » (Cullivan, 1997), qui s’apparente au principe sud-africain du « Ubuntu » (i.e. « je suis parce que nous sommes »). Par ailleurs, non seulement, le « Sumus ergo sum » ne procède pas d’une modalité unique d’expression à travers toute l’Afrique subsaharienne mais encore plus, la composition ou le fonctionnement du couple {« Cogito ergo sum » ; « Sumus ergo sum »} procède d’un dosage bien différent d’une personne à l’autre, y compris au sein d’une même famille nucléaire.

C’est en cela que l’Afrique subsaharienne est plus plurielle, plus complexe et plus riche de sa diversité qu’on ne l’a pensée ou décrite jusqu’à date. L’accueil des principes et valeurs d’importation constitue rarement un rejet de soi et un effacement des valeurs ancestrales africaines. Sans la compréhension de ces subtilités et leur prise en compte, ce serait une nouvelle occasion manquée que de tenter de faire se rencontrer deux mutations fortes et profondes : l’une sociale et sociétale d’une Afrique qui veut se redéfinir ; l’autre technologique, au bénéfice de la santé des populations africaines et du développement du continent. Les répercussions d’une éthique de la mutualité à l’instar de l’Ubuntu, dans laquelle les bénéfices de la communauté prévalent sur ceux de l’individu, sont très concrètes en matière de santé numérique : Comme le soulignait le Dr. Corrigan : « Si une communauté peut utiliser une application de santé en vue d’un bénéfice collectif, alors l’individu devrait consentir à l’utilisation de ses données. » (Manhart, 2023). Il ne s’agit guère d’un appel à des abus divers et variés vis-à-vis d’un individu particulier, dont la protection devrait de fait être assurée par l’ensemble du corps social.

En conséquence, il est important que les décideurs de politique de santé vers l’Afrique, pour l’Afrique et en Afrique incluent ce corpus éthique à leur réflexion et stratégie d’autant qu’ils ont été construits et fonctionnent encore beaucoup sur la base d’organisations politico-administratives, pour le moins calquées sur le modèle occidental, sinon héritées de la période coloniale. S’ils l’ignorent, cette éthique devrait désormais figurer dans les chapitres majeurs de leurs programmes de formation et/ou de préparation à l’exercice des fonctions de décideurs de politique de santé. Un tel niveau de responsabilité implique une pleine conscience de la nécessité de consultations préalables et sincères des communautés, y compris au niveau granulaire le plus faible.

Enfin, compte tenu des problèmes que soulèvent le changement climatique et le coût énergétique associé aux infrastructures telles que les « Data centers » ou celui lié à l’exploitation des données massives de santé pour les développements algorithmiques, les solutions de santé numérique pour l’Afrique devront prendre en compte ces enjeux planétaires, sur la base d’une analyse prospective et de l’évaluation du rapport entre les bénéfices de solutions alternatives. Pour que cela puisse se faire, l’engagement des acteurs locaux est primordial ; les solutions clé en main devront subir les tests les plus rigoureux en vue de leur adoption et mises en œuvre sur le continent.
Recommandations pour l’Afrique :

  1. Renforcement de la protection des données
    o Instituer des évaluations régulières pour garantir la robustesse des mesures de protection des données et une efficacité constante.
    o Encourager la collaboration entre nations africaines pour développer des normes communes et un cadre de réflexion éthique sur la protection des données en santé.
  2. Promotion de l’inclusion et de l’équité
    o Développer des programmes de télémédecine adaptés aux besoins spécifiques des régions rurales et des communautés à faible revenu.
    o Mettre en œuvre des initiatives ciblées pour garantir que les avantages de la santé numérique touchent toutes les populations, en particulier celles des régions rurales et à faible revenu
  3. Assurance d’une mise en œuvre efficace
    o Faciliter le partage des meilleures pratiques entre les pays africains.
    o Instaurer des mécanismes de suivi et d’évaluation pour ajuster les stratégies en fonction des réalités locales.
  4. Renforcement des capacités
    o Investir dans la formation des professionnels de la santé pour maximiser les avantages des technologies numériques.
    o Investir dans la culture de la littératie numérique au profit de la population, y compris en l’incluant dans les programmes scolaires et autres formations populaires.
    o Favoriser la recherche sur l’efficacité et l’impact des solutions numériques dans des contextes divers.

En définitive, la Loi kényane sur la santé numérique de 2023, bien qu’ambitieuse, nécessite une mise en œuvre et une supervision attentive pour maximiser ses avantages tout en atténuant les inconvénients potentiels. Les leçons tirées de cette initiative peuvent servir de guide pour d’autres nations africaines, ouvrant ainsi la voie à une ère de santé publique, soins de santé numériques accessibles, de qualité, et efficaces sur le continent, notamment en Afrique subsaharienne. Au-delà des enjeux technologiques, les aspects relatifs à la soutenabilité et à l’éthique revêtent une importance capitale, possiblement bien plus qu’en Europe ou aux Etats-Unis. Une analyse séparée serait à faire au sujet de l’Afrique septentrionale.

Par Prof. Benjamin GUINHOUYA, Epidémiologiste, Expert en éthique du numérique en santé.